ELLE se réveilla au milieu de la nuit. Elle avait laissé une faible lampe allumée à l’autre bout de la chambre, juste assez de lumière pour le voir dès qu’elle ouvrait les yeux. Elle le regarda. Il dormait comme un enfant, sans bruit, détendu. Sa main droite tenait encore le drap qu’il avait ramené jusqu’à son ventre, parce qu’il ne voulait pas qu’elle vit son sexe quand il était au repos, il le trouvait ridicule. Sa poitrine était large, lisse, sans un poil, avec des muscles plats modelés discrètement. En décembre ils avaient pu passer ensemble quelques jours au Maroc. Ils n’étaient presque pas sortis de l’hôtel, ne quittant le lit que pour la piscine ou la terrasse. Ils ne voyaient rien d’autre, elle, que lui, et lui, qu’elle. Le reste du monde n’était qu’un décor à peine discernable, une brume confortable et exotique, une ouate parfumée dans laquelle ils blottissaient leur amour. Ils en étaient revenus, elle avec un teint de cuivre brun, lui couleur de pain frais. Sur la poitrine plate de Roland, que la respiration soulevait à peine, ses petites pointes de sein étaient couleur de caramel. Jeanne se pencha vers la plus proche, lentement, jusqu’à ce qu’elle la sentit à peine toucher son front, pas tout à fait au milieu, juste un peu plus bas vers le sourcil gauche, en ce point aussi sensible que le cœur de la main. À la limite de l’immobilité et de la caresse elle demeura ainsi quelques secondes, résistant au désir de se poser sur lui tout entière, de le toucher avec toute sa peau. La merveille de la nudité, c’était cela, tout le corps devenait une main pour toucher et sentir l’autre corps pareillement dépouillé des carapaces, et lui aussi sensible, et gourmand, et curieux.
Mais il dormait si bien…
Elle avait soif… Elle se redressa et s’assit au bord du lit. La chambre était chaude et sentait l’amour et la peau d’orange. Ils en avaient mangé hier soir, et elle avait mis les écorces sur les radiateurs du chauffage central. Les affreux rideaux de velours prune étaient tirés devant les fenêtres. Elle commençait à les aimer, comme tous les détails de cet appartement saugrenu qu’il avait loué pour leurs rencontres. La chambre et le salon étaient surchargés de meubles Napoléon III et de lampes, bibelots et statuettes qui s’épanouissaient jusqu’aux années trente. En face du lit, entre les deux fenêtres, au-dessus d’un fauteuil grenat, une jeune femme en robe de tussor jaune pâle était accrochée dans un cadre doré. Coiffée en bandeaux blonds, elle regardait Jeanne d’un regard très doux qui la suivait partout avec indulgence et compréhension. Jeanne ne manquait pas une occasion de lui sourire. Elles se comprenaient. Jeanne se leva pour aller à la cuisine. C’était une immense pièce, carrelée de rouge, avec une hotte en verre cathédrale qui courait tout le long d’un mur au-dessus de la cuisinière à gaz et du fourneau à charbon. On aurait pu cuire ici la nourriture d’un régiment.
La haute fenêtre donnait dans la seconde cour de l’immeuble, une vieille maison de la rue de Vaugirard. Les rideaux légers étaient écartés. D’une fenêtre en face, à l’étage supérieur, un jeune vicaire insomniaque de l’église de Saint-Sulpice, qui s’était levé pour réciter une action de grâces, vit Jeanne nue, superbe et libre, aller et venir dans la pièce rouge, ouvrir l’énorme réfrigérateur, en sortir une bouteille d’eau, se verser à boire, boire, se verser encore et boire de nouveau, longuement, avec volupté, le bras bien levé et le visage un peu renversé en arrière, comme si elle buvait à une source jaillissant de la paroi d’un rocher. La lumière crue du plafond brillait sur ses épaules et sur ses cheveux lisses, d’un brun presque roux, qui lui cachaient les oreilles et les joues. Et le reflet des carreaux du sol ourlait de rose ses longues cuisses, le petit triangle d’acajou au bas de son ventre, le dessous de ses seins bien ronds et pointus, et son bras levé, plein comme une branche. Ce ne fut que lorsqu’elle éteignit que le jeune vicaire s’agenouilla pour remercier Dieu.
Elle se recoucha. Roland n’avait pas bougé. Elle tira doucement le drap, le découvrit tout entier, et à le voir si beau, désarmé auprès d’elle, confiant comme un enfant à qui personne encore n’a jamais fait peur, des larmes de bonheur lui vinrent aux yeux. Elle ne s’habituait pas, elle ne s’habituerait jamais à la joie miraculeuse de tant l’aimer. Quand elle l’attendait quelque part et le voyait arriver, c’était comme si mille soleils s’allumaient dans le ciel et transformaient toute la terre. Le trottoir devenait un tapis de pourpre, la table du café une nacelle, les gens autour de lui un ballet d’ombres ourlées d’or, et il arrivait dans cette gloire, il était le milieu du monde, il venait vers elle, il lui tendait les mains, elle sentait gonfler dans sa poitrine un nuage de lumière, elle essayait de s’en délivrer par d’énormes soupirs, il lui demandait en souriant ce qu’elle avait. Elle répondait : « Je t’aime… »
Elle se mit à rire doucement avec tendresse et reconnaissance, en regardant le sexe endormi. Il avait l’air, dans un nid de mousse, d’un oiseau épuisé à couver des œufs trop gros pour lui. Doucement, elle posa, sur le nid et ses trésors, sa main comme un autre nid. Alors l’oiseau et Roland s’éveillèrent.